Les aventures de nos cinémas intérieurs

Spectacle performance

  Certains des plus beaux instants du cinéma sont des scènes immobiles et de longues attentes. Ils inspirent contemplations ou montées en tension. Cependant, ces plans sont des respirations dans un océan de mouvement. Le cinéma est un art de l’image mobile. Dans sa chair originelle, tissu de pellicule, les instantanés se succèdent pour s’animer à la cadence du dérouleur et de l’obturateur. Par ce rapide défilé d’images en saccade, il produit un mouvement virtuel. Une somme d’instants qui simulent un déplacement continu.
Et voici un “twist” surprenant dans cette histoire : nos méninges fonctionnent de la même manière, comme un cinéma intérieur. Nous ne captons pas le flux permanent de la réalité, en effet notre cerveau échantillonne des images avec lesquelles il réinvente un flot continu. Notre perception n’est qu’un monde échantillonné (ou monde discret) dont le sentiment de continuité n’est qu’une ré-invention de nos neurones. C’est également le cas pour la perception des sons de la parole.
Plus étonnant encore, il en va de même pour notre conscience. En effet, notre conscience est stroboscopique. Nous sommes une succession de “nous-même” dont l’unité est produite par les illusions de notre cinéma intérieur. Le neurologue Lionel Naccache nous parle d’une suite de moments conscients et des périodes mentales. Ces découvertes sont vulgarisées par le scientifique dans ses ouvrages Le cinéma intérieur et Apologie de la discrétion. Les conséquences philosophiques qu’il en tire sont fascinantes.   

Nous souhaitons explorer artistiquement ce sujet avec des participants amateurs et aboutir à la réalisation d’une performance de cinéma expérimental dans une salle de cinéma. Cette performance s’appuie sur un dispositif original créé par Yvon : un procédé de captation-projection live en écho vidéo qui incarne cette idée de monde échantillonné (ou de monde discret). 

Nous proposons de procéder en quatre temps : ateliers de sensibilisation / ateliers de création avec des amateurs / phase de création par l’équipe artistique / performance public.  

Expérimentation d'écho vidéo (en direct) à la Micro-Folie de Neuilly Plaisance.

Objectifs

    S'emparer du contenu scientifique pour proposer une forme artistique
    • Explorer et écrire de façon collective des propositions visuelles qui pourront naître de l’opposition entre les concepts de continu et discret
    • Se saisir du frisson de la performance en live pour créer, avec les amateurs, une expérience où la captation des images est faite en direct
    • Assumer une appropriation, des détournements et affranchissements pour une réalisation cinématographique sensible
    Tisser la métaphore entre cinéma et conscience
    • Expliciter la capacité de notre cerveau à réaliser des effets spéciaux pour percevoir le réel (échantillonnage, colorisation, exposition, résolution, stabilisation)
    • Confronter l’expérience au cinéma (contiguïté) avec celle de Netflix dans son salon (fausse continuité)
    • Soulever les limites de la métaphore entre cinéma réel et notre cinéma intérieur : dans le cerveau la fabrication du film et sa perception sont le même phénomène
    Défendre une vulgarisation ambitieuse
    • S’étonner du fait que la technique du cinéma puisse ouvrir sur des questions a priori éloignées comme la nature de la conscience
    • Montrer comment les découvertes des “sciences du cerveau” influencent la connaissance de nous-même et la philosophie
    • Débattre sur une question à laquelle nous avons tous une intime réponse : notre cerveau et notre esprit sont-ils dissociables ?

expérimentation (en direct) sur notre perception visuelle, entre continuité et traces discrètes - Les 20 ans La Villa Mais d'Ici

Inspirations théoriques

Continuité et discrétion

  “Le mot continu désigne en général ce qui est d'un seul tenant, ce qui se module avec tous les degrés intermédiaires souhaitables (ainsi les flux liquides nous semblent continus, l'espace et le temps nous paraissent devoir l'être) ; de l'autre côté, relève du discret ce qui éclate, se résout en individus isolés, ce qui est séparé d'avec soi-même, comme l'indique l'étymologie latine (ainsi les bornes kilométriques le long des routes, les mots successifs dans les phrases, ou les lettres dans les mots sont les unités d'ensembles ou de séries discrètes).1

1 Encyclopédie Universalis

Une approche par le discret

Dans son livre Apologie de la discrétion, Lionel Naccache explique que nous avons des périodes mentales discrètes et qu’il existe une incompressible durée d’un moment conscient Ce qui l’amène à proposer que chacun d’entre nous considéré à un moment donné, correspond à une sorte d’atome de conscience qui entretient des relations discrètes et non pas continues, avec le reste du monde. Ce point de départ permettrait de pouvoir appréhender le monde, soit et les autres comme des individualités qui entretiennent des relations de “contiguïté” (d’ “à côté”) et non de “continuité”. Prendre conscience de la différence de l’Autre pour en reconnaître la valeur. Et non pas se fourvoyer dans une “pseudo-continuité” qui revendique l’abandon de soi au profit de ce “Grand Tout” de l’univers, mais procède en fait à un hypercentrage de l’ensemble de l’univers autour de l’étroit nombril de ma personne.  Pour autant, il ne s'agit pas de refuser de faire partie d’un tout mais surtout d’adopter une démarche consciente : Parfois oser faire comme si nous étions engagés dans une relation de continuité avec nous même (à travers le temps de notre existence). Cette simulation permet de revendiquer une continuité avec tous les Je que nous avons été, tout en ayant bien conscience  que cette continuité ne correspond pas à la structure naturelle de notre flux de conscience, mais à un désir de se sentir responsable de soi. Responsable de soi envers soi et envers les autres et tout le reste du monde.
Une très bonne video de vulgarisation de Lionel Naccache est disponible ici :

Intentions artistiques

Discret contre continu : un thème prolifique

L’opposition entre discret et continu n’est pas une petite lubie, mais une question fondamentale qui va chercher au plus loin dans l’histoire de la pensée. Chez les Grecs un grand débat faisait rage entre les atomistes et les partisans de la philosophie de la continuité. Cette dualité est ancrée dans les racines de notre culture. Pour cette raison, le sujet est riche d’imaginaires, de poésie et de sens manifestes ou cachés. Il est intéressant à travailler dans une approche artistique : identifier des œuvres ou mythes de références qui inspirent, faire des recherches formelles et visuelles avec le prisme de ces concepts, voir comment il s’exprime à travers les mediums (image, théâtre, musique…). Nous souhaitons vulgariser tout en se reappropriant le contenu dans notre pratique, en s'autorisant des libertés et détournements.
Dans le cinéma, on peut penser à des références comme Inception, où les rêves imbriqués soulèvent la question de la nature discrète de la perception et de la réalité, chaque niveau de rêve étant une couche distincte. Ou Matrix, dans lequel, notre perception sensorielle se fait à travers du code numérique : une illustration directe d’un monde discret.

Expérimentation d'écho vidéo (en direct) : une image du flou nébuleux qui entoure le passage de notre perception discrète à notre vision continue?
Les 20 ans La Villa Mais d'Ici 

Un discours sur l’expérience de la salle de cinéma

   La métaphore "discret contre continu" peut-être intéressante à tisser entre une séance de cinéma opposée à la consommation de films, séries, vidéos sur Internet. Aller voir un film au cinéma est une expérience délimitée dans la durée où l’on choisit de découvrir une œuvre précise. Les films sont présentés lors de séances identifiées dans le temps et dans l’espace (à certaines horaires et dans différentes salles). Le cinéma symbolise une relation de contiguïté chère à L. Naccache pour décrire notre façon de faire partie du monde. C’est le contraire de la disponibilité constante des plateformes en ligne, comme Netflix ou Youtube, qui permettent un accès continu à un vaste choix de contenus à tout moment. D’autant que tout est pensé dans ces plateformes pour nous faire plonger dans un vortex encourageant le binge-watching ou visionnage boulimique (suggestions, recommandations, lecture à la suite…). On pourrait aussi dire qu’il s’agit d’une “fausse continuité”. Par l’interruption possible de la lecture à tout moment sur la plateforme ou par l’intrusion du smartphone allumé, l’expérience est en fait fragmentée pour être fondue dans un bouillon de dopamine où se mélangent notifications, sollicitations, publicités…

Expérimentation d'écho vidéo : une proposition de visuelle où se mèle continuité et discrétion. D'après le film Pas de deux, de Norman Mac Laren

Une performance de cinéma expérimental pour une aventure collective

La mission principale des salles de cinéma comme lieu de rencontre avec une œuvre est d’accueillir des films enregistrés. Comme dit précédemment, il subit la concurrence des plateformes du web sur ce terrain. S’il est important de préserver cet usage des cinémas, nous voulons proposer une aventure qui rapproche le cinéma de ses liens originels avec le spectacle vivant (comme pour les films muets avec orchestre ou pour les boniments des spectacles de pré-cinéma, de lanterne magique). Dans Les voyages de nos cinémas intérieurs, captation / montage / effets sont réalisés en direct , dans l’esprit de performances de cinéma expérimental. Le public voit les participants amateurs à l'œuvre dans l’espace de captation en même temps que la projection alors qu’un comédien / bonimenteur et un musicien se joignent à la performance. Cette rencontre est l’occasion de rendre compte du cinéma comme d’une aventure collective et vivante pour les participants amateurs et pour le public.
Performance d'écho vidéo (en direct) dans un cadre festif pour l'anniversaire - Les 20 ans La Villa Mais d'Ici (Aubervilliers). 

Mise en oeuvre

1/ Atelier de sensibilisation :

Objectifs : Toucher un public au cinéma avec une démonstration pour éveiller l’intérêt sur le projet. Éventuellement : recruter des participants à la performance.
Déroulé : : une séance atelier “au fil de l’eau” de type projection en écho vidéo (comme pour cet été, mais en format plus léger) devant le cinéma ou dans le hall d’accueil. Les spectateurs du cinéma pourront participer avant ou après leur séance. Le cinéma pourra inviter des professionels susceptible de mobiliser un public de 15-25 ans (responsables de MJC, Mission Locales…). A l’écho vidéo s'ajoutent des expériences sur la colorisation, l’exposition, l'échantillonnage : une illustration du cinéma intérieur.
Intervenant : Yvon
NB : la présentation de nombreux effets d’optique n’est pas qu’une panoplie de tour de manche pour que le public se dise “wow, c’est fou !”. L’idée est de montrer que nous sommes des machines à produire du sens car nos cerveaux interprètent, recodent, toutes les informations de manière à les agencer de façon entendable.

2/ Ateliers de création avec les amateurs:

Objectifs : Sensibiliser les participants au sujet. Créer de la matière vidéo utilisée pour la performance. Préparer la mise en scène de la performance.
Déroulé : : 2 ou 3 ateliers de création de 3 heures. Probablement dans une salle de cinéma, mais si ce n’est pas idéal, cela pourra se passer dans un espace partenaire, comme la Micro-Folie jumelée avec le Cinéma La Fauvette à Neuilly Plaisance par exemple. Les ateliers sont des moments de vulgarisation (simple) sur le projet artistique, de manipulation des procédés par les participants, de création de contenus utilisés pour la performance, de répétition pour la performance.
Intervenant : Yvon, un musicien, un comédien (à voir combien d’intervenants à chaque séance)

3/ Phase de création par l’équipe artistique :

Objectifs : Préparer des contenus vidéo utilisés en plus de la captation live pendant la performance. Éventuellement écrire un texte qui sera lu? (ou alors prévoir des extraits des livres de Naccache ou une lecture d'œuvre littéraire en lien avec le sujet?). Préparer la lecture du texte. “Préparer” les impros musicales (éventuellement couplées avec une bande-son).

4/ Performance :

Un système de captation en écho vidéo est installé dans un coin à côté de l’écran dans la salle de cinéma. Les amateurs utilisent le système pour se filmer et filmer le public. Yvon capte les images et les travaille en direct avec ses outils vidéo, il intègre aussi des contenus créés pendant les ateliers. Une lecture est faite pendant la performance, l’objectif est de donner de la matière intelligible car la vidéo et la musique seules risque de créer un beau moment mais peu compréhensible. Lors du projet Le voyage de l’oublié (Parcours CAC avec Cinéma 93 sur l’itinéraire du scientifique AlAzen), Yvon avait invité le Dr. Azzedine Boudrioua, spécialiste de AlAzen. De la même manière, il pourra être envisagé d’inviter M. L. Naccache.
Cette création est inspirée des recherches d'E.J. Muybridge et E.J. Marey ainsi que du film Pas de deux de Norman Mac Laren. Il s'inscrit dans la continuité du travail mené à l'été 2023 dans le cadre de l'Eté Culturel de l'ACRIF - Passeurs d'image

Pour aller plus loin

Le cinéma intérieur

  Le cinéma intérieur est un ouvrage de Lionel Naccache qui tisse la métaphore entre le fonctionnement de notre cerveau et le cinéma. Il y détaille comment notre cerveau est une machine à créer des effets spéciaux. En voici quelques exemples : 
 
  • Colorisation et redimensionnement :  la constitution physique de notre oeil nous amène à ne percevoir correctement les couleurs et la bonne résolution des images seulement au milieu du champ de vision. Toute la vision périphérique est retouchée par notre cerveau qui colorise et redimensionne à une résolution acceptable.
  • Exposition : le principe de nuit américaine consiste à sous-exposer une pellicule pour créer un sens recherché (simuler la nuit). De la même manière, notre cerveau joue artificiellement sur une accentuation ou une baisse de la luminosité d’une partie de l’image pour créer un sens recherché (une cohérence dans l’image)  
  • Stabilisation : notre oeil est continuellement en mouvement de saccade, mais nous ne les percevons pas car elles sont effacées comme le ferait un effet de stabilisation en post-production
  • Échantillonnage et simulation d’un flux continu : nous ne percevons que des instantanés du flot permanent de lumière qui nous parvient. Ceci est notamment dû à la persistance rétinienne mais aussi à nos périodes mentales (dues à un ensemble complexe de propriétés du cerveau, dont la durée est d'environ 1/13e de seconde). L’effet de phi, notamment, vient créer “la sensation visuelle de mouvement provoquée par l'apparition d'images perçues successives. Le cerveau, et non la rétine, comble l'absence de transition avec celle qui lui semble la plus vraisemblable”.

exemple d'expérimentation de colorisation de la péripéhérie au centre (en direct) - Les 20 ans La Villa Mais d'Ici